samedi 10 décembre 2016

Le slacktivisme, un mode tactique indirect


Si l’activisme se définit et se réalise comme une forme d’action directe qui implique une adhésion active aux principes défendus, voire une mise en danger physique pour ces derniers, les outils numériques, en créant une distance entre l’être et l’action, fragilisent la notion d’action directe. 
Ainsi, les réseaux sociaux favorisent le développement d’une forme de mobilisation moins marquée, une sorte de soutien « mou » et sans véritable prise de risque. Cette forme d’action paresseuse se matérialise par un « like », un « retweet », la signature d’une pétition en ligne ou encore un partage de contenu et a donné naissance au terme slacktivisme. Cet anglicisme est issu de la contraction des mots anglais slack (mou) et activism (activisme) et illustre parfaitement une forme d’engagement à bas niveau qui est facilitée par la barrière de l’écran. 


Le terme est généralement utilisé avec une connotation péjorative, laissant entendre que les adeptes de cette pratique cherchent avant tout à se donner bonne conscience, à communiquer sur un engagement (relatif) et ainsi nourrir leur narcissisme primaire d’internaute. Chaque événement est alors potentiellement une cause à défendre, une indignation à afficher, il faut réagir pour continuer à appartenir au corps social et valoriser sa propre image.


Des campagnes contre Joseph Kony en 2012 au célèbre "bring back our girls" pour réclamer la liberation des jeunes filles enlevées par Boko Haram en 2015, de nombreuses causes font l'objet de campagnes en ligne qui cherchent à mobiliser les internautes, à "faire savoir" ou dénoncer. Les vagues d’attentats de 2015 à Paris, Bruxelles puis Nice (2016) ont vu se développer des mouvements de soutiens spontanés à l’échelle mondiale avec le slogan « Je suis … », complété du nom de la ville touchée. Cette réaction, bien que louable sur le fond (faire part de son soutien lors d’un drame), reste sur la forme bien limitée, entrainant d’ailleurs une sorte de compétition sordide entre les villes se disputant l’attention des audiences. Ainsi, à force de « je suis …. » on n’est plus vraiment quelque part. Mais au-delà du pic de Tweet, ou du nombre de "like", cette pratique a-t-elle un impact sur les évènements?

La critique la plus rependue contre cette forme d’action limitée (modifier une photo de profil ou partager une photo) demeure justement son incapacité supposée à avoir un véritable impact sur la cause défendue.  Peut-on réellement « changer le monde » en restant derrière son écran ? La réponse est plus contrastée qu’il n’y paraît et dans ce domaine des études de cas nous apportent des éléments qui militent pour la prise en compte de ces mouvements dans l’élaboration d’une cyberstratégie opérative.

Ainsi, l’étude réalisée par Kevin Lewis, Kurt Gray et Jens Mejerhenrich parue dans la revue Social Science[1] s’intéresse à la structure de l’activisme en ligne et à sa capacité à se transformer en réalisation concrète. Se fondant sur une étude de cas liée au soutien de la cause du Darfour (mouvement Save Darfur), les chercheurs ont particulièrement analysé les interactions sur le réseau social Facebook. Avec plus de 1,2 million de personnes engagées sur cette page, l’étude bénéficie ainsi d’une solide base statistique pour ses travaux. Plusieurs conclusions méritent ainsi d’être soulignées, la première étant qu’en effet, la plupart des personnes engagées « numériquement » n’ont pas transformé leur soutien en don financier. En deuxième lieu, le fait de rejoindre la page n’entraîne pas majoritairement une action similaire de la part du réseau social de la personne primo adhérente. Ainsi, les auteurs soulignent la faible capacité à mobiliser au-delà du premier cercle impliqué et la non corrélation entre action en ligne et implication réelle (donc financière).

Ce constat vient ainsi nuancer les premières recherches qui, en 2011 dans une étude intitulée Dynamics of Cause Engagement[2], évoquait une tendance plus marquée à s’engager chez les personnes qui participaient ou soutenaient des campagnes en ligne. Ainsi, 41% des « slacktivistes » seraient des donateurs potentiels, 30% donneraient de leur temps pour la cause défendue et près de 25% participeraient à une manifestation ou un événement en soutien de la cause défendue. Ces chiffres soulignent une tendance et ne peuvent totalement répondre à notre questionnement sur l’impact de la pratique sur les évènements dans le champ physique. Les résultats ont été obtenus sur la base d’un questionnaire posé à un échantillon représentatif (2000 personnes) de la population américaine de plus de 18 ans. Il s’agit donc de résultats déclaratifs qui ne se fondent pas sur une étude d’impact réel liée à une campagne de soutien en ligne.


Si la capacité à mobiliser directement un auditoire semble limitée, d’autres études mettent en valeur ce qui semble être la véritable plus-value du slacktivisme : son rôle dans la résonance d’un événement. C’est ainsi en étudiant la deuxième vague du mouvement contestataire Occupy, en 2012 aux Etats-Unis puis en Turquie en 2013 (occupation du parc de Gezi) que des chercheurs ont mis en avant cette capacité[3]. L’étude se fonde sur les activités Twitter autours de ces évènements. Dans le cas des manifestations à Istanbul en 2013, les manifestations ont débuté sous la forme de « sit-in » pour dénoncer le développement urbain et protéger un des derniers parcs de la ville. Le mouvement dégénère rapidement en une dénonciation générale de l’action du gouvernement entrainant une vive répression policière. Entre le 31 mai et le 29 juin 2013, l’équipe a collecté des données Twitter sur la base de requêtes sur les hashtags liés aux manifestations. Ce sont alors plus de 30 millions de messages envoyés par 2,9 millions d’utilisateurs uniques qui seront collectés et étudié. Le deuxième jeu de données couvre la période du 30 avril au 30 mai 2012 et concerne un peu plus de 600 000 tweets envoyés par 125 000 utilisateurs uniques. Ces données portent sur le mouvement « United for Global Change » qui est en fait la deuxième édition du mouvement dit « Ocuppy » qui avait débuté avec les printemps arabes  au mois d’octobre 2011 puis s’étaient poursuivis avec les « indignados » espagnol avant de traverser l’Atlantique avec « Ocupy wall Street ». L’analyse des données (incluant, la plupart du temps la géolocalisation des utilisateurs) a permis de faire émerger des « communautés » au sein desquelles les messages émis se propagent plus ou moins. Cette association entre utilisateur source, followers et messages donne à l’étude un éclairage nouveau sur le slacktivisme

Dans les deux cas étudiés, les utilisateurs qui n’étaient pas directement impliqués dans les manifestations ont contribué à la création de contenus en ligne à la hauteur de ceux qui étaient directement dans l’événement. Cette fragmentation donne aux slacktivistes un pouvoir inédit qui réside dans la possibilité de donner une visibilité inédite à certains manifestants qui sans eux n’auraient pas pu toucher autant de personnes sur l’ensemble de la planète.


[1] Kevin Lewis, Kurt Gray, Jens Meierhenrich, The Structure of Online Activism, Sociological Science, February 18, 2014 DOI 10.15195/v1.a1
[2] Ogilvy Public Relations Worldwide and CSIC, Dynamics of Cause engagement, novembre 2011. http://csic.georgetown.edu/research/digital-persuasion/dynamics-of-cause-engagement
[3] Barberá P, Wang N, Bonneau R, Jost JT, Nagler J, Tucker J, et al. (2015) The Critical Periphery in the Growth of Social Protests. PLoS ONE 10(11): e0143611. doi:10.1371/journal.pone.0143611

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