Si l’activisme se
définit et se réalise comme une forme d’action directe qui implique une adhésion
active aux principes défendus, voire une mise en danger physique pour ces derniers, les outils numériques, en créant une distance entre l’être et
l’action, fragilisent la notion d’action directe.
Ainsi, les réseaux sociaux favorisent le développement d’une forme de mobilisation moins marquée, une sorte de
soutien « mou » et sans véritable prise de risque. Cette forme d’action paresseuse se
matérialise par un « like »,
un « retweet », la
signature d’une pétition en ligne ou encore un partage de contenu et a donné
naissance au terme slacktivisme. Cet
anglicisme est issu de la contraction des mots anglais slack (mou) et activism (activisme)
et illustre parfaitement une forme d’engagement à bas niveau qui est facilitée
par la barrière de l’écran.
Le terme est
généralement utilisé avec une connotation péjorative, laissant entendre que les
adeptes de cette pratique cherchent avant tout à se donner bonne conscience, à
communiquer sur un engagement (relatif) et ainsi nourrir leur narcissisme
primaire d’internaute. Chaque événement est alors potentiellement une cause à
défendre, une indignation à afficher, il faut réagir pour continuer à
appartenir au corps social et valoriser sa propre image.
Des campagnes contre Joseph Kony en 2012 au célèbre "bring back our girls" pour réclamer la liberation des jeunes filles enlevées par Boko Haram en 2015, de nombreuses causes font l'objet de campagnes en ligne qui cherchent à mobiliser les internautes, à "faire savoir" ou dénoncer. Les vagues
d’attentats de 2015 à Paris, Bruxelles puis Nice (2016) ont vu se
développer des mouvements de soutiens spontanés à l’échelle mondiale avec le slogan
« Je suis … », complété du nom de la ville touchée. Cette réaction,
bien que louable sur le fond (faire part de son soutien lors d’un drame), reste
sur la forme bien limitée, entrainant d’ailleurs une sorte de compétition
sordide entre les villes se disputant l’attention des audiences. Ainsi, à force
de « je suis …. » on n’est plus vraiment quelque part. Mais au-delà du pic de Tweet, ou du nombre de "like", cette pratique a-t-elle un impact sur les évènements?
La critique la plus
rependue contre cette forme d’action limitée (modifier une photo de profil ou
partager une photo) demeure justement son incapacité supposée à avoir un
véritable impact sur la cause défendue.
Peut-on réellement « changer le monde » en restant derrière
son écran ? La réponse est plus contrastée qu’il n’y paraît et dans ce
domaine des études de cas nous apportent des éléments qui militent pour la prise
en compte de ces mouvements dans l’élaboration d’une cyberstratégie opérative.
Ainsi, l’étude
réalisée par Kevin Lewis, Kurt Gray et Jens Mejerhenrich parue dans la revue Social
Science[1]
s’intéresse à la structure de l’activisme en ligne et à sa capacité à se
transformer en réalisation concrète. Se fondant sur une étude de cas liée au
soutien de la cause du Darfour (mouvement Save
Darfur), les chercheurs ont particulièrement analysé les interactions sur
le réseau social Facebook. Avec plus de 1,2 million de personnes engagées sur
cette page, l’étude bénéficie ainsi d’une solide base statistique pour ses
travaux. Plusieurs conclusions méritent ainsi d’être soulignées, la première
étant qu’en effet, la plupart des personnes engagées
« numériquement » n’ont pas transformé leur soutien en don financier.
En deuxième lieu, le fait de rejoindre la page n’entraîne pas majoritairement
une action similaire de la part du réseau social de la personne primo
adhérente. Ainsi, les auteurs soulignent la faible capacité à mobiliser au-delà
du premier cercle impliqué et la non corrélation entre action en ligne et
implication réelle (donc financière).
Ce constat vient
ainsi nuancer les premières recherches qui, en 2011 dans une étude intitulée Dynamics of Cause Engagement[2],
évoquait une tendance plus marquée à s’engager chez les personnes qui
participaient ou soutenaient des campagnes en ligne. Ainsi, 41% des « slacktivistes » seraient des
donateurs potentiels, 30% donneraient de leur temps pour la cause défendue et
près de 25% participeraient à une manifestation ou un événement en soutien de
la cause défendue. Ces chiffres soulignent une tendance et ne peuvent
totalement répondre à notre questionnement sur l’impact de la pratique sur les
évènements dans le champ physique. Les résultats ont été obtenus sur la base
d’un questionnaire posé à un échantillon représentatif (2000 personnes) de la
population américaine de plus de 18 ans. Il s’agit donc de résultats
déclaratifs qui ne se fondent pas sur une étude d’impact réel liée à une
campagne de soutien en ligne.
Si la capacité à
mobiliser directement un auditoire semble limitée, d’autres études mettent en
valeur ce qui semble être la véritable plus-value du slacktivisme : son rôle dans la résonance d’un événement. C’est
ainsi en étudiant la deuxième vague du mouvement contestataire Occupy, en 2012 aux Etats-Unis puis en
Turquie en 2013 (occupation du parc de Gezi) que des chercheurs ont mis en
avant cette capacité[3]. L’étude se
fonde sur les activités Twitter autours de ces évènements. Dans le cas des
manifestations à Istanbul en 2013, les manifestations ont débuté sous la forme
de « sit-in » pour dénoncer le développement urbain et protéger un
des derniers parcs de la ville. Le mouvement dégénère rapidement en une
dénonciation générale de l’action du gouvernement entrainant une vive
répression policière. Entre le 31 mai et le 29 juin 2013, l’équipe a collecté
des données Twitter sur la base de requêtes sur les hashtags liés aux manifestations. Ce sont alors plus de 30 millions
de messages envoyés par 2,9 millions d’utilisateurs uniques qui seront
collectés et étudié. Le deuxième jeu de données couvre la période du 30 avril
au 30 mai 2012 et concerne un peu plus de 600 000 tweets envoyés par 125 000
utilisateurs uniques. Ces données portent sur le mouvement « United for
Global Change » qui est en fait la deuxième édition du mouvement dit
« Ocuppy » qui avait débuté avec les printemps arabes au mois d’octobre 2011 puis s’étaient
poursuivis avec les « indignados » espagnol avant de traverser
l’Atlantique avec « Ocupy wall Street ». L’analyse des données
(incluant, la plupart du temps la géolocalisation des utilisateurs) a permis de
faire émerger des « communautés » au sein desquelles les messages
émis se propagent plus ou moins. Cette association entre utilisateur source, followers et messages donne à l’étude un
éclairage nouveau sur le slacktivisme.
Dans les deux cas étudiés, les utilisateurs qui n’étaient pas directement
impliqués dans les manifestations ont contribué à la création de contenus en
ligne à la hauteur de ceux qui étaient directement dans l’événement. Cette
fragmentation donne aux slacktivistes
un pouvoir inédit qui réside dans la possibilité de donner une visibilité
inédite à certains manifestants qui sans eux n’auraient pas pu toucher autant
de personnes sur l’ensemble de la planète.
[1] Kevin Lewis, Kurt Gray, Jens Meierhenrich, The Structure of Online Activism, Sociological Science, February
18, 2014 DOI 10.15195/v1.a1
[2]
Ogilvy Public Relations Worldwide and CSIC, Dynamics of Cause engagement,
novembre 2011. http://csic.georgetown.edu/research/digital-persuasion/dynamics-of-cause-engagement
[3]
Barberá P, Wang N, Bonneau R, Jost JT, Nagler J, Tucker J, et al. (2015) The
Critical Periphery in the Growth of Social Protests. PLoS ONE 10(11): e0143611.
doi:10.1371/journal.pone.0143611
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