dimanche 17 juillet 2016

Turquie, coup d'État à l'ère numérique

Dans la nuit du vendredi 15 au samedi 16 juillet 2016, s'est déroulé une tentative de coup d'Etat en Turquie. Comme beaucoup, c'est ma "time line" Twitter qui m'en a tenu informé, avant tout autre forme de canal d'information classique, d'abord par des "signaux faibles" (ponts du Bosphore fermés, survol de la capitale par des avions de chasse...) puis des images et des confirmations officielles.

Au-delà de l'analyse géopolitique de l'évènement, de sa pertinence et de ses conséquences, l'étude "à chaud" des étapes de ce "coup" avorté nous apporte, en matière de cyber-conflictualité de nouveaux éléments de réflexions.


  • Rapide analyse du "terrain":
La Turquie est loin d'être un "désert numérique", elle figure, en 2011, au 17 rang mondial du nombre d'utilisateurs d'Internet et ce chiffre est en forte croissance. Avec près de 7,5 millions d'abonnés haut débit, elle est même 15ème. Par ailleurs, les abonnés mobiles constituent 90% de la population [1] ce qui permet de considérer que les évènements du 15-16 juillet ont eu lieu dans un pays "connecté" et dynamique en la matière. Les autorités locales sont, de longue date, conscientes de ce basculement numérique du pays et ont déployé un arsenal législatif pour tenter de contrôler les nouveaux canaux de communications. Ainsi, le 5 février 2014, le Parlement turc adopte des mesures qui permettent de bloquer sans décision de justice des sites Internet ou encore oblige la rétention par les FAI de deux ans d'historique de visite de sites par les internautes en Turquie [2]. Ces mesures semblent être la conséquence d'une prise de conscience du rôle des réseaux sociaux dans les mouvements contestataires de 2013. Cet épisode avait conduit le chef de l’État, M. Erdogan a qualifié le réseau Twitter de "fauteur de troubles" [2]. On se souviendra également du blocage du 6 avril 2015.
Les autorités turques ont ordonné, lundi 6 avril, le blocage de Twitter, Facebook et YouTube pour y empêcher la diffusion des photos d'un procureur tué mardi 31 mars à l'issue d'une prise d'otage au tribunal d'Istanbul.[3]

Conclusion: le "Coup" va se dérouler dans un pays connecté au sein duquel les autorités sont "sensibilisées" aux enjeux de contrôle de l'information et des nouveaux usages.



  • Retour sur le déroulement du "coup"

Plusieurs "time lines" sont disponibles avec d'ailleurs quelques zones d'ombre ou incohérences. Cela ne rentre pas dans le cadre de notre étude et n'impacte pas les conclusions "numériques" que l'on pourra en tirer.

Tout commence par les ponts (22h29)
Istanbul's Bosphorus Bridge and Fatih Sultan Mehmet Bridge are both closed. Dogan News Agency footage shows cars and buses being diverted.
Puis les survols d'Ankara et d’Istanbul (22h50)
Les putchistes se déploient et les autorités annoncent une tentative de coup d'Etat en cours (23h02)

Le communiqué des putchistes (23h25) un email de l'armée lu à la télévision explique le coup d'Etat pour "protéger l'ordre démocratique".

(23h26) Communiqué du Président Erdogan sur CNN Turk via l'application FaceTime.

(23h38) A l'inverse des militaires, Erdogan Twitte à la population de sortir et de résister.

"Houston we have a problem" (23h57) première annonce de restriction d'accès sur Facebook, Twitter et Youtube.

(23h58) Les putchistes s'emparent de la télévision d'Etat TRT à Ankara.
(00h05) Lecture "forcée" d'un nouveau communiqué sur les réseaux étatique annonçant la préparation d'une nouvelle constitution, l'imposition de la loi martiale, et un couvre-feu généralisé.
(00h22) Sur Twitter le Premier ministre turc déclare que tout sera fait pour un retour au calme rapide.

(00h35) La chaine nationale TRT (prise par les putchistes à Ankara) est coupée. La diffusion reprendra un peu plus tard à partir de Londres.

Et là ça dégénère...
Si jusqu'ici la situation était confuse, il semble que les actions violentes commencent à  partir de 00h30 (tirs d'hélicoptères dans la capitale, déploiement de chars à Ankara, explosions diverses)

01h08 Tirs sur le parlement et aux alentours de l’aéroport d’Istanbul. Nous ne développerons pas plus la chaîne des évènements que vous pouvez consulter ici ou . Pour finir, vers 02h50 la situation est de nouveau sous le contrôle des autorités.

  • Que retenir sur le "front numérique"?
Comprendre que le monde a changé
En premier lieu il faut noter que les putchistes ont déroulé un coup d'Etat classique, ciblant les lieux symboliques du pouvoir ainsi que les médias nationaux. A ce stade, à part l'utilisation d'un email pour diffuser leur communiqué il ne semble pas que les auteurs du coup d'Etat aient développé une stratégie numérique. Aucun usage des réseaux sociaux pour rallier à leur cause la communauté internationale, aucune volonté de "couvrir médiatiquement" leurs actions. L'ensemble des communiqués est diffusé par des canaux classiques. Bref pas de plan.
Par ailleurs, si la télévision a été visée, aucun FAI n'a été contrôlé par l'armée, preuve soit d'un manque criant de moyens d'action simultanés soit d'une incompréhension du rôle de ces fournisseurs dans le contrôle et la diffusion de l'information.
Les putchistes ont littéralement reconduit les schémas classiques qui avaient fonctionné dans les années 80. Dommage, le monde a changé...

Terrain préparé = terrain non contesté
En dépit de la relation "difficile" entre les autorités et les médias 2.0, les mécanismes de contrôle mis en place depuis plusieurs années créent les conditions pour une communication maîtrisée des autorités. Il semble ainsi assez crédible de penser que les ralentissements ou les coupures qui ont été observées sur les principaux réseaux sociaux ne sont pas du fait des putchistes mais bien des autorités qui, une fois leur message diffusé ont interdit cette "portion du terrain" aux auteurs du coup d’État. C'est la mise en œuvre de la logique du "first in last out" dans l'affrontement numérique. Ainsi, durant l'ensemble des évènements, la population, en quête d'informations alternatives aux canaux traditionnels qu'ils savaient contrôlés par les putchistes, a été alimentée par des canaux numériques toujours aux mains des autorités loyalistes.
 



Il convient ici de ne pas se méprendre, l'échec du coup d’État en Turquie n'est pas exclusivement le résultat de l'absence de prise en compte du facteur numérique dans la planification. Le contexte politique, et autres variables sont clairement à l’œuvre. Notre propos consiste simplement à mettre en lumière ce qui nous apparaît comme l’affrontement de deux logiques. L'une d'entre-elle (loyaliste) a parfaitement intégré le rôle et l'impact des mobilisations via les réseaux sociaux et a mis en place une stratégie duale contrôle-utilisation qui lui permet un lien direct avec les populations durant la crise et un canal de diffusion local et mondial qui ne lui a jamais été contesté. Ainsi, le péché d'ignorance a-t-il été sanctionné car en matière de stratégie opérative, laisser libre un champ d'action à l'adversaire se paye en général cher. Enfin, au-delà de la "stratégie numérique" c'est toute la ligne d'opération informationnelle des putchistes qui est dépassée. Relevant d'une culture pré-numérique, les "penseurs" de ce coup doivent conduire une "mise à jour" rapide de leurs modes d'action.

Voir également : CyberPower Crushes Coup


[1] source Journal du Net http://www.journaldunet.com/web-tech/chiffres-internet/turquie/pays-tur
[2] La Turquie durcit son contrôle d'Internet http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/02/06/le-parlement-de-turquie-renforce-le-controle-d-internet_4360933_3214.html
[3] France 24 http://www.france24.com/fr/20150406-turquie-twitter-facebook-youtube-blocage-internet-erdogan-justice-procureur/

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