vendredi 25 avril 2014

Vers une géopolitique du cyberespace

Encore absent, il y a peu, des études de géopolitiques et de relations internationales, le cyberespace entre pourtant de facto dans le jeu du droit et de la puissance. Plus aucune crise "dans le monde réel" n'échappe à son pendant numérique, depuis les Révolutions arabes jusqu'aux tensions entre l'Ukraine et la Russie en passant par le conflit syrien, chacun connaît un développement dans le cyberespace. Au-delà des crises et conflits, de nouveaux rapports se déssinent entre acteurs économiques et politiques, redéssisant ainsi les frontières des études classiques. L'impact sur nos sociétés ne se mésure pas simplement aux évolutions techniques mais sous-tend des mutations profondes dans les mécanismes politiques, économiques et même environnementaux. 

Cybertactique y consacre un chapitre qui prolonge la réflexion ébauchée dans l'article ci-dessous publié dans "stratégie dans le cyberespace 2" de l'IRIS (2012) et relayé par le blog de l'EMSST.

source: http://www.emlv.fr/risque-geopolitique-et-ressources-humaines-lhomme-et-lentreprise-face-a-linsecurite-a-lexpatriation/

"Dans les études géopolitiques classiques, les interactions entre le territoire et la politique occupent une place centrale. L’Etat fait toujours et encore figure de référence, bien que menacé dans son rôle de régulateur par l’émergence de nouveaux acteurs. Yves Lacoste définit alors la « nouvelle géopolitique » comme « l’étude des interactions entre le politique et le territoire, les rivalités ou les tensions qui trouvent leur origine ou leur développement sur le territoire » [LACOSTE, 1995].Pourtant, à bien y regarder, un territoire demeure trop souvent exclu de cette analyse : le cyberespace.

Cette quasi absence du cyberespace dans la production géopolitique trouve probablement son origine dans la difficile appréhension de ce milieu qui ne se réduit pas à la description géographique et physique usuelle. Pourtant, les évolutions scientifiques et techniques ont contribué à modifier la relation de l’homme à la nature, elles ont également modifié sa perception de la géographie.Le cyberespace, résultat d’une révolution technique, a donc forcément contribué à façonner une autre vision du monde, tout en créant une forme d’espace propre. Ainsi, comme pour les espaces physiques, nous observons quotidiennement le jeu du droit et de la puissance, les rivalités autour de la définition des périmètres de souveraineté, les actes hostiles mais également des avancées positives qui répondent à une forme d’auto-organisation comparable à des politiques d’aménagement du territoire. Dès lors, aucune barrière théorique ne nous interdit de penser une géopolitique du cyberespace. 



Le cyberespace comme un territoire éthologique

La notion de territoire se résume souvent à la définition d’espace politique. Ainsi, à la naissance même du terme se trouve l’idée de l’organisation d’un espace par une entité politique qui en fixerait les frontières ou les limites. Cette idée se retrouve chez Yves Lacoste pour qui le territoire a d’abord désigné au Moyen Age un certain nombre de fiefs et de localités sur lesquelles s’étend l’autorité d’un pouvoir ecclésiastique, puis les terres sur lesquelles s’exercent les lois et les pouvoirs d’un Etat. Dès lors, l’Etat, fixe, délimite, organise un espace qui par cette intervention se trouve propulsé au rang de territoire. C’est par ce biais que la géopolitique s’est longtemps développée, car la place de l’Etat comme acteur principal des interactions sur un territoire n’a été disputée que très récemment. Pourtant, en conservant cette vision centrée sur l’Etat, aucune analyse pertinente ne pourra aboutir dans le cyberespace car aucune autorité ne semble en fixer les limites, ni même les lois.

Pour que le cyberespace soit vécu comme un territoire, il convient de se tourner vers l’éthologie et la biologie plus que vers la géographie politique car ces disciplines nous proposent de structurer l’espace avec d’autres systèmes de références. Le règne animal nous offre ainsi une autre approche du territoire, une définition non plus liée à l’organisation politique, mais à la hiérarchie sociale. Le Robert en donne alors la définition suivante : zone qu’un animal se réserve et dont il interdit l’accès à ses congénères. Le sujet, ici l’animal, définit donc lui même les limites de l’espace qu’il contrôle, la zone au sein de laquelle il occupe la plus haute place dans la hiérarchie des sujets. La similitude avec le cyberespace est alors plus simple à dégager. Le sujet peut être un internaute, un groupe fédéré temporairement autour d’un projet, un simple usager des réseaux ou encore une multinationale. Ce sujet, s’approprie alors une zone, la délimite et crée son propre système de référence. Introduire cette vision pour décrire le cyberespace comme un territoire présente alors l’avantage de minimiser le rôle des Etats dans la production de normes et replace l’individu au cœur de cet espace qui, à la différence des espaces physiques, n’est pas imposé ni subi, mais construit. Le sujet est producteur de normes dans le cyberespace, notamment au travers d’institutions scientifiques où chacun peut librement contribuer à la réflexion, alors que les Etats peinent à investir ce champ. Cette vision introduit également avec force le lien originel entre territoire et violence, car le sujet définit son territoire en opposition avec le reste du groupe, il en « interdit l’accès ». Le cyberespace est alors organisé par la compétition entre les « sujets » et non par l’imposition de normes par une structure de gouvernance. Cette compétition génère une hiérarchie qui définit les frontières mouvantes d’un milieu que l’on a présenté à tort comme dé-territorialisé.

Représentation territoriale à part, ni à côté, ni au dessus des espaces physiques, la notion de cyber territoire s’impose et entre de facto dans le champ de la géopolitique.


Les acteurs de la géopolitique du cyberespace

Devenu « territoire » le cyberespace doit, pour permettre à l’analyse géopolitique d’opérer, être le théâtre d’interactions entre sujets identifiés. Une première approche permet de distinguer trois catégories d’acteurs, ceux qui ont toujours eu un rôle dans les études géopolitiques, ceux qui sont apparus avec le cyberespace et enfin ceux dont le statut a changé du fait de l’apparition de ce nouveau territoire.

  • Les acteurs classiques

Acteur historique principal de l’analyse des relations internationales, l’Etat a longtemps été l’unique objet de la géopolitique. Mettant en œuvre la violence légale, traçant les frontières, organisant les territoires et producteur de lois, il représente la forme aboutie d’organisation politique acceptant difficilement que sa position dominante soit remise en cause. Pourtant, l’émergence rapide du cyberespace, en réaction à la formidable révolution technologique, et son appropriation par des entités non-étatiques a paru un temps saper cette position centrale. Pour la première fois, les potentialités d’un objet technique échappaient à son contrôle. L’Etat a subi le choc initial et perdu l’initiative. Mais la vieille organisation politique, chahutée en cette fin de XXème siècle n’est pas complètement désarmée. Ainsi, au terme d’une première phase de sa jeune histoire, le cyberespace semble aujourd’hui redevenir l’objet d’âpres convoitises et le théâtre des jeux de puissances classiques. La lutte contre la cybercriminalité ou le terrorisme offre l’occasion aux Etats de réinvestir le cyberespace et de tenter de mettre en place des outils de contrôle et de répression. Dans leurs sillages, les organisations internationales et supra nationales opèrent leur grand retour et multiplient les initiatives plus ou moins adroitement.

  • Les acteurs mutants

Cette deuxième catégorie d’acteurs de la géopolitique du cyberespace rassemble des groupes dont l’existence n’est pas une conséquence de la « société de l’information » mais qui trouvent en elle un vecteur d’influence sans égal. Ce sont en définitive des acteurs classiques qui ont changé de nature par le fait de la révolution numérique et qui ont atteint une taille critique leur permettant d’interagir dans ce nouveau territoire. La plupart des grands groupes industriels, mais également les entreprises de taille plus modeste, ont, à l’image de certains groupes criminels ou associatifs, rapidement investi le cyberespace. Au rang des acteurs mutants on peut également ranger les principaux groupes de presse dont les vitrines numériques constituent autant de vecteurs d’influence. Les métiers de « l’information » ont connu une véritable mutation faisant passer le journaliste du statut de témoin à celui de faiseur d’opinion, lui conférant une capacité de manipulation des masses que seul une solide éthique peut contrebalancer. Ainsi, les mutants numériques, s’ils n’étaient pas absents de la scène internationale par le passé, ne pouvaient cependant pas prétendre y jouer un rôle de premier ordre. Simple figurant du « grand jeu » des puissances, ils n’étaient pas acteurs de la géopolitique. Aujourd’hui, ils se constituent en entités autonomes s’invitant à la table des acteurs classiques, brouillent le jeu et complexifient le tableau.

  • Les acteurs émergents

La dernière catégorie regroupe les acteurs du cyberespace nés de celui-ci. Si les « classiques » acceptent difficilement de voir l’influence croissante de la deuxième catégorie, ils ont encore plus de préventions lorsqu’il s’agit des « émergents ». J’entends englober dans ce groupe les entités qui pèsent aujourd’hui sur la scène internationale et qui n’existaient pas avant « l’ère numérique ». On retrouve ainsi les principales industries des nouvelles technologies et de la communication (au sens large, IT, Web, réseaux sociaux, télécommunications) mais également un acteur quasi inexistant dans la jeune histoire de la géopolitique : l’individu, l’usager du cyberespace. L’analyse classique évoque fréquemment « les populations » ou les groupes humains en les catégorisant suivant leurs nationalités, leurs croyances, mais jamais (très rarement) l’individu. Celui-ci n’existe que parce qu’il se raccroche à un acteur classique (Etat, groupe social), il est englobé dans une structure qui fait référence. Or la construction même du cyberespace place l’usager dans une position bien différente. La possibilité dont chacun dispose de « créer son territoire » et de le défendre fait de l’individu un acteur à part entière de la géopolitique. Pour la première fois, l’usager ne subit plus un territoire, il le construit, le façonne et s’y intègre pleinement hors de tout contrôle, hors de toute politique globale.

Cette brève qualification des acteurs de la géopolitique du cyberespace offre donc à l’analyse une variation complexe de combinaisons où politique économie et territoire se mêlent.




Quelles interactions ?

Pour respecter la vision classique de la géopolitique, il ne suffit pas de placer des acteurs sur un territoire. L’effort principal est devant nous. Il convient maintenant d’étudier les interactions qui s’y opèrent. Si la cyberstratégie regroupe l’étude des principes et des modalités de l’affrontement dans, par et pour le cyberespace [BOYER, 2012], on constate d’emblée la nature différente de la géopolitique. Il ne s’agit plus exclusivement de relations conflictuelles mais bel et bien de traiter de l’ensemble des interactions possibles et de leurs conséquences. En quoi le milieu influence-t-il la politique et les actions des sujets qui y évoluent ? L’actualité nous offre quotidiennement le spectacle de l’utilisation de la sphère numérique par les acteurs classiques des relations Internationales. Comme une « surcouche » à leurs activités, cet aspect ne semble pas véritablement modifier les rapports de forces entre puissances. In fine, le cyberespace n’a pas inversé l’ordre établi et si l’on peut argumenter sur le terme de super-cyber-puissance, les Etats-Unis ne semblent pas prêt à céder leur place de leader. Au delà des affrontements, c’est l’analyse des compétitions et rivalités entre les nouveaux acteurs, les émergents, et les classiques qui façonnera la géopolitique. Compétition économique (et non guerre), culturelle, et cultuelle.

Le cyberespace doit donc s’intégrer dans l’analyse géopolitique, il y a toute sa place et s’il est facile de mesurer l’impact de ce milieu dans les relations entre acteurs classiques, il est impératif de considérer aujourd’hui l’influence croissante des autres parties.


[BOYER, 2012] : Cyberstratégie, l’art de la guerre numérique, Nuvis, Juin 2012.
[LACOSTE, 1995]: Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 2003.

Sur cette question voir également la série de posts de SD : Géopolitique numérique (2010)


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