Encore absent, il y a peu, des études de géopolitiques et de relations internationales, le cyberespace entre pourtant de facto dans le jeu du droit et de la puissance. Plus aucune crise "dans le monde réel" n'échappe à son pendant numérique, depuis les Révolutions arabes jusqu'aux tensions entre l'Ukraine et la Russie en passant par le conflit syrien, chacun connaît un développement dans le cyberespace. Au-delà des crises et conflits, de nouveaux rapports se déssinent entre acteurs économiques et politiques, redéssisant ainsi les frontières des études classiques. L'impact sur nos sociétés ne se mésure pas simplement aux évolutions techniques mais sous-tend des mutations profondes dans les mécanismes politiques, économiques et même environnementaux.
Cybertactique y consacre un chapitre qui prolonge la réflexion ébauchée dans l'article ci-dessous publié dans "stratégie dans le cyberespace 2" de l'IRIS (2012) et relayé par le blog de l'EMSST.
source: http://www.emlv.fr/risque-geopolitique-et-ressources-humaines-lhomme-et-lentreprise-face-a-linsecurite-a-lexpatriation/
"Dans
les études géopolitiques classiques, les interactions entre le
territoire et la politique occupent une place centrale. L’Etat fait
toujours et encore figure de référence, bien que menacé dans son rôle de
régulateur par l’émergence de nouveaux acteurs. Yves Lacoste définit
alors la « nouvelle géopolitique » comme « l’étude
des interactions entre le politique et le territoire, les rivalités ou
les tensions qui trouvent leur origine ou leur développement sur le
territoire » [LACOSTE, 1995].Pourtant, à bien y regarder, un territoire demeure trop souvent exclu de cette analyse : le cyberespace.
Cette
quasi absence du cyberespace dans la production géopolitique trouve
probablement son origine dans la difficile appréhension de ce milieu qui
ne se réduit pas à la description géographique et physique usuelle.
Pourtant, les évolutions scientifiques et techniques ont contribué à
modifier la relation de l’homme à la nature, elles ont également modifié
sa perception de la géographie.Le
cyberespace, résultat d’une révolution technique, a donc forcément
contribué à façonner une autre vision du monde, tout en créant une forme
d’espace propre. Ainsi, comme pour les espaces physiques, nous
observons quotidiennement le jeu du droit et de la puissance,
les rivalités autour de la définition des périmètres de souveraineté,
les actes hostiles mais également des avancées positives qui répondent à
une forme d’auto-organisation comparable à des politiques d’aménagement
du territoire. Dès lors, aucune barrière théorique ne nous interdit de
penser une géopolitique du cyberespace.
Le cyberespace comme un territoire éthologique
La
notion de territoire se résume souvent à la définition d’espace
politique. Ainsi, à la naissance même du terme se trouve l’idée de
l’organisation d’un espace par une entité politique qui en fixerait les
frontières ou les limites. Cette idée se retrouve chez Yves Lacoste pour
qui le
territoire a d’abord désigné au Moyen Age un certain nombre de fiefs et
de localités sur lesquelles s’étend l’autorité d’un pouvoir
ecclésiastique, puis les terres sur lesquelles s’exercent les lois et
les pouvoirs d’un Etat. Dès
lors, l’Etat, fixe, délimite, organise un espace qui par cette
intervention se trouve propulsé au rang de territoire. C’est par ce
biais que la géopolitique s’est longtemps développée, car la place de
l’Etat comme acteur principal des interactions sur un territoire n’a été
disputée que très récemment. Pourtant, en conservant cette vision
centrée sur l’Etat, aucune analyse pertinente ne pourra aboutir dans le
cyberespace car aucune autorité ne semble en fixer les limites, ni même
les lois.
Pour
que le cyberespace soit vécu comme un territoire, il convient de se
tourner vers l’éthologie et la biologie plus que vers la géographie
politique car ces disciplines nous proposent de structurer l’espace avec
d’autres systèmes de références. Le règne animal nous offre ainsi une
autre approche du territoire, une définition non plus liée à
l’organisation politique, mais à la hiérarchie sociale. Le Robert en
donne alors la définition suivante : zone qu’un animal se réserve et dont il interdit l’accès à ses congénères.
Le sujet, ici l’animal, définit donc lui même les limites de l’espace
qu’il contrôle, la zone au sein de laquelle il occupe la plus haute
place dans la hiérarchie des sujets. La similitude avec le cyberespace
est alors plus simple à dégager. Le sujet peut être un internaute, un
groupe fédéré temporairement autour d’un projet, un simple usager des
réseaux ou encore une multinationale. Ce sujet, s’approprie alors une
zone, la délimite et crée son propre système de référence. Introduire
cette vision pour décrire le cyberespace comme un territoire présente
alors l’avantage de minimiser le rôle des Etats dans la production de
normes et replace l’individu au cœur de cet espace qui, à la différence
des espaces physiques, n’est pas imposé ni subi, mais construit. Le
sujet est producteur de normes dans le cyberespace, notamment au travers
d’institutions scientifiques où chacun peut librement contribuer à la
réflexion, alors que les Etats peinent à investir ce champ. Cette vision
introduit également avec force le lien originel entre territoire et violence,
car le sujet définit son territoire en opposition avec le reste du
groupe, il en « interdit l’accès ». Le cyberespace est alors organisé
par la compétition entre les « sujets » et non par l’imposition de
normes par une structure de gouvernance. Cette compétition génère une
hiérarchie qui définit les frontières mouvantes d’un milieu que l’on a
présenté à tort comme dé-territorialisé.
Représentation
territoriale à part, ni à côté, ni au dessus des espaces physiques, la
notion de cyber territoire s’impose et entre de facto dans le champ de la géopolitique.
Les acteurs de la géopolitique du cyberespace
Devenu
« territoire » le cyberespace doit, pour permettre à l’analyse
géopolitique d’opérer, être le théâtre d’interactions entre sujets
identifiés. Une première approche permet de distinguer trois catégories
d’acteurs, ceux qui ont toujours eu un rôle dans les études
géopolitiques, ceux qui sont apparus avec le cyberespace et enfin ceux
dont le statut a changé du fait de l’apparition de ce nouveau
territoire.
-
Les acteurs classiques
Acteur
historique principal de l’analyse des relations internationales, l’Etat
a longtemps été l’unique objet de la géopolitique. Mettant en œuvre la
violence légale, traçant les frontières, organisant les territoires et
producteur de lois, il représente la forme aboutie d’organisation
politique acceptant difficilement que sa position dominante soit remise
en cause. Pourtant, l’émergence rapide du cyberespace, en réaction à la
formidable révolution technologique, et son appropriation par des entités
non-étatiques a paru un temps saper cette position centrale. Pour la
première fois, les potentialités d’un objet technique échappaient à son
contrôle. L’Etat a subi le choc initial et perdu l’initiative. Mais la
vieille organisation politique, chahutée en cette fin de XXème siècle
n’est pas complètement désarmée. Ainsi, au terme d’une première phase de
sa jeune histoire, le cyberespace semble aujourd’hui redevenir l’objet
d’âpres convoitises et le théâtre des jeux de puissances classiques. La
lutte contre la cybercriminalité ou le terrorisme offre l’occasion aux
Etats de réinvestir le cyberespace et de tenter de mettre en place des
outils de contrôle et de répression. Dans leurs sillages, les
organisations internationales et supra nationales opèrent leur grand
retour et multiplient les initiatives plus ou moins adroitement.
-
Les acteurs mutants
Cette
deuxième catégorie d’acteurs de la géopolitique du cyberespace
rassemble des groupes dont l’existence n’est pas une conséquence de la
« société de l’information » mais qui trouvent en elle un vecteur
d’influence sans égal. Ce sont en définitive des acteurs classiques qui
ont changé de nature par le fait de la révolution numérique et qui ont
atteint une taille critique leur permettant d’interagir dans ce nouveau
territoire. La plupart des grands groupes industriels, mais également
les entreprises de taille plus modeste, ont, à l’image de certains
groupes criminels ou associatifs, rapidement investi le cyberespace. Au
rang des acteurs mutants on peut également ranger les principaux groupes
de presse dont les vitrines numériques constituent autant de vecteurs
d’influence. Les métiers de « l’information » ont connu une véritable
mutation faisant passer le journaliste du statut de témoin à celui de
faiseur d’opinion, lui conférant une capacité de manipulation des masses
que seul une solide éthique peut contrebalancer. Ainsi, les mutants
numériques, s’ils n’étaient pas absents de la scène internationale par
le passé, ne pouvaient cependant pas prétendre y jouer un rôle de
premier ordre. Simple figurant du « grand jeu » des puissances, ils
n’étaient pas acteurs de la géopolitique. Aujourd’hui, ils se
constituent en entités autonomes s’invitant à la table des acteurs
classiques, brouillent le jeu et complexifient le tableau.
-
Les acteurs émergents
La
dernière catégorie regroupe les acteurs du cyberespace nés de celui-ci.
Si les « classiques » acceptent difficilement de voir l’influence
croissante de la deuxième catégorie, ils ont encore plus de préventions
lorsqu’il s’agit des « émergents ». J’entends englober dans ce groupe
les entités qui pèsent aujourd’hui sur la scène internationale et qui
n’existaient pas avant « l’ère numérique ». On retrouve ainsi les
principales industries des nouvelles technologies et de la communication
(au sens large, IT, Web, réseaux sociaux, télécommunications) mais
également un acteur quasi inexistant dans la jeune histoire de la
géopolitique : l’individu, l’usager du cyberespace. L’analyse classique
évoque fréquemment « les populations » ou les groupes humains en les
catégorisant suivant leurs nationalités, leurs croyances, mais jamais
(très rarement) l’individu. Celui-ci n’existe que parce qu’il se
raccroche à un acteur classique (Etat, groupe social), il est
englobé dans une structure qui fait référence. Or la construction même
du cyberespace place l’usager dans une position bien différente. La
possibilité dont chacun dispose de « créer son territoire » et de le
défendre fait de l’individu un acteur à part entière de la géopolitique.
Pour la première fois, l’usager ne subit plus un territoire, il le
construit, le façonne et s’y intègre pleinement hors de tout contrôle,
hors de toute politique globale.
Cette
brève qualification des acteurs de la géopolitique du cyberespace offre
donc à l’analyse une variation complexe de combinaisons où politique
économie et territoire se mêlent.
Quelles interactions ?
Pour
respecter la vision classique de la géopolitique, il ne suffit pas de
placer des acteurs sur un territoire. L’effort principal est devant
nous. Il convient maintenant d’étudier les interactions qui s’y opèrent.
Si la cyberstratégie regroupe l’étude des principes et des modalités de l’affrontement dans, par et pour le cyberespace [BOYER,
2012], on constate d’emblée la nature différente de la géopolitique. Il
ne s’agit plus exclusivement de relations conflictuelles mais bel et
bien de traiter de l’ensemble des interactions possibles et de leurs
conséquences. En quoi le milieu influence-t-il la politique et les
actions des sujets qui y évoluent ? L’actualité nous offre
quotidiennement le spectacle de l’utilisation de la sphère numérique par
les acteurs classiques des relations Internationales. Comme une
« surcouche » à leurs activités, cet aspect ne semble pas véritablement
modifier les rapports de forces entre puissances. In fine, le cyberespace n’a pas inversé l’ordre établi et si l’on peut argumenter sur le terme de super-cyber-puissance,
les Etats-Unis ne semblent pas prêt à céder leur place de leader. Au
delà des affrontements, c’est l’analyse des compétitions et rivalités
entre les nouveaux acteurs, les émergents, et les classiques qui
façonnera la géopolitique. Compétition économique (et non guerre),
culturelle, et cultuelle.
Le
cyberespace doit donc s’intégrer dans l’analyse géopolitique, il y a
toute sa place et s’il est facile de mesurer l’impact de ce milieu dans
les relations entre acteurs classiques, il est impératif de considérer
aujourd’hui l’influence croissante des autres parties.
[LACOSTE, 1995]: Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 2003.
Sur cette question voir également la série de posts de SD : Géopolitique numérique (2010)
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