A l’ère pré-numérique, le lieu du
combat demeurait relativement codifié et encadré. Le champ de bataille, en est
l’illustration pendant plusieurs siècles et il faut attendre la révolution
industrielle et l’apparition d’armes à capacité létales accrues et dont la
portée pouvait dépasser l’horizon visible pour que la dilatation du champ de
bataille atteigne son paroxysme. En devenant « totale », la guerre
est également « mondiale ». Mais cet élargissement n’est pas
exclusivement la conséquence de l’amélioration technique des armements
utilisés, sans quoi le guérillero en serait exclu, c’est la nature même des
causes et des buts de guerre qui provoque cette expansion. Lorsque l’on combat
une « idéologie », le monde devient alors un champ de bataille. L’insurgé
ne cherche pas à dominer physiquement un espace, ni même à l’occuper (du moins
dans les premières phases de développement du mouvement) son combat ne le
conduit pas à viser un territoire ou un lieu en particulier. D’essence
offensive au niveau tactique, le combat de l’insurrection ne connait aucunes
limites géographiques, il cherchera à frapper son adversaire et ses intérêts
partout où il peut les atteindre. Dans un élan prophétique, Qia Liang et Wang
Xiangsui anticipaient déjà l’effacement des démarcations entre les espaces de
combat conventionnels et les espaces « techniques » (donc ce que l’on
comprend aujourd’hui par cyberespace).
« L’humanité confère à tout espace le sens d’un champ de bataille. Il suffit que sur tel espace on dispose de la capacité de lancer telle attaque avec tels moyens pour que le champ de bataille soit partout[1]. »
Le combat de guérilla a toujours intégré cet effacement des limites physiques,
le guérillero 2.0 doit aujourd’hui lui ajouter les spécificités des terrains
numériques et plus encore les possibilités d’interactions et de chevauchement
entre espaces conventionnels et techniques. Pour autant, l’éclatement des
limites antérieures des terrains d’affrontement, la dissolution de certaines frontières
ne signifie pas une uniformisation des lieux d’action.
S’il n’a pas de
frontières, le terrain sur lequel le combat de l’insurrection se déroule
demeure fragmenté et tout développement tactique devra en tenir compte.
La segmentation des terrains numériques
Que l’on se place du côté de
l’insurgé ou de celui qui le combat, la segmentation des terrains de
l’affrontement est une constante historique. Le rapport au terrain et pour le
guérillero 2.0 peut ainsi être schématisé en fonction du combat qu’il souhaite
conduire. Il aura, dans le cyberespace, à opérer dans des espaces très
fragmentés et totalement distincts. Il sera « ouvert » et marqué par
la prédominance des réseaux sociaux s’il veut conduire des opérations
d’information ou
« fermés » et s’apparenteront alors à des systèmes
d’exploitation, des réseaux métier, des bases de données, s’il souhaite
conduire des attaques informatiques ciblées (destructrices ou de
renseignement).
Caractéristique des terrains
ouverts :
Dans ce que l’on désigne par l’espace
informationnel, les réseaux sociaux occupent aujourd’hui une place centrale et
en font un véritable terrain d’affrontement pour la guérilla 2.0. Quels sont
alors les spécificités de ce milieu qui doivent être pris en compte dans la
tactique de l’insurgé ?
La principale caractéristique à
retenir sur le plan opérationnel demeure l’extrême volatilité du milieu. On ne
peut considérer la structuration actuelle des réseaux sociaux comme un fait
immuable ni même l’usage qui en fait. Le rythme avec lequel s’opère la
création, l’évolution, la disparition des plateformes constitutives de ce que
l’on appelle les « réseaux sociaux » a atteint un rythme qu’il est
difficile à mettre en balance avec les évolutions techniques antérieures. Le guérillero
numérique doit en avoir conscience avant de vouloir porter son combat dans cet
espace. Il lui faudra répondre à une série de questions dont a minima :
·
Quelle plateforme est la plus pertinente pour
atteindre mon objectif, mon audience ou ma cible ?
·
Quel est le meilleur moyen d’engager mon audience ? (produit, fréquence
de diffusion, visuels) ;
·
Y-a-t-il des plateformes de repli, des zones
protégées ? (qui doivent donc être intégrées à la planification) ;
·
Qui régule la plateforme ?
·
Quel risque y-a-t-il à y opérer ?
Répondre à ces questions impose de
comprendre l’évolution du « terrain » et donc son histoire. A défaut
de pouvoir prédire les développements ultérieurs, un bref retour en arrière
permet de dégager les grandes tendances qui façonnent actuellement le monde des
réseaux sociaux. La courte histoire qu’il nous faut explorer trouve son origine
bien avant l’émergence du WEB au début des années 80 avec l’apparition des
premiers forums (USENET ou BSS-Bulletin Board
Systems) dont le but principal était de relier des individus autours de
sujets d’intérêt communs. Il est alors question de regrouper des communautés au
sein desquelles on partage points de vue, opinions, passions et expériences.
Dans une deuxième phase de développement il a été question de regrouper des
individus qui se connaissaient au paravent. Le réseau social réel trouvait un
prolongement numérique. Naturellement la communauté s’élargit progressivement et
la notion « d’ami » englobe celle de la « connaissance »
voire « l’inconnu avec qui j’ai au moins quelque chose en commun ».
Ce plus petit dénominateur commun c’est en premier lieu l’école, Classmates.com
puis SixDegrees.com (premier réseau social à dépasser le million de membre en
2002) et enfin Facebook (2006) sont issus de ce mouvement. S’il était
initialement question de créer des communautés, de favoriser les échanges et
les liens, le terrain spécifique des réseaux sociaux est aujourd’hui façonné
par d’autres forces. Avec plus de 2 milliards d’utilisateurs dans le monde
(soit près de 70% des usagers d’internet) les réseaux sociaux représentent un
formidable marché et la tendance à la « monétisation » du partage
favorise une concurrence féroce pour l’accès publicitaire sur les différentes
plateformes. Ainsi, le nombre d’entreprises payant des publicités sur Facebook
aurait augmenté de 120% en 2016[2].
La publicité sur les réseaux sociaux générerait ainsi plus de 27 milliards de
dollars et son potentiel de croissance est estimé à 12% par an.
L’argent est donc le premier facteur
d’évolution du terrain numérique dans lequel le guérillero 2.0 devra évoluer.
Si et aspect peut éloigner les plus idéalistes, il constitue parallèlement une
formidable opportunité pour le groupe. Ainsi, les capacités de ciblage
développées par les acteurs du marché pour placer les produits au sein des
communautés les plus enclines à y succomber peuvent être aisément utilisées par
l’insurrection pour atteindre l’opinion publique et rallier le soutien de
groupes déjà fortement liés entre eux par d’autres solidarités. Le guérillero
pourra également trouver des sources de financements dans cette nouvelle forme
« d’économie du clic ».
Le deuxième facteur d’évolution du
terrain numérique est sans conteste lié à la diffusion mondiale des pratiques
et des plateformes. A l’exception de quelques réseaux au développement limité
géographiquement (ou dans une zone linguistique particulière), les leaders du
marché ont opéré une percée sur tous les continents. Cet étalement des réseaux
sociaux modifie profondément les pratiques et les attentes. Les réseaux sociaux
n’ont plus pour objectif d’échanger avec une communauté limitée à des
« amis » ou des groupes d’intérêt. Ils sont devenus des moteurs de
recherche, des assistants personnels, des lieux où l’on s’informe (avec les
risques que cela suppose d’être abusé et manipulé), etc. Plus aucune région du monde
n’échappe aujourd’hui à cet usage et l’apparition de plateforme à diffusion
large (notamment d’images et de vidéos) tend à concentrer les utilisateurs
faisant ainsi craindre qu’à moyen terme, tous les réseaux sociaux appartiennent
à un nombre restreint de très grands groupes.
Enfin, si le « terrain de
l’insurrection » évolue rapidement offrant de nouvelles opportunités
d’action, ce sont également les moyens matériels d’y accéder et d’y évoluer qui
modifient les règles d’engagement pour l’insurrection. Dans les études
classiques du combat insurrectionnel, la segmentation des terrains est souvent
évoquée. Il existe alors des « bases arrières », des « zones
refuge » et des liaisons entre les différentes zones d’évolution de
l’insurrection. L’organisation de ces liaisons et le contrôle des zones refuge
est alors une priorité pour l’organisation qui en dépend pour sa survie.
En matière de combat numérique,
plusieurs lectures du terrain sont possibles suivant que l’on considère les
aspects physiques, logiques ou cognitifs. Pour autant, les principes tactiques
demeurent. Ainsi, la guérilla 2.0 devra s’astreindre à compartimenter son
terrain d’opération et, suivant une logique en tout point identique à son alter
ego des champs matériels, opèrera une distinction très claire entre les zones
d’action et les zones refuge.
Ainsi, la pratique du chiffrement
des échanges associée à l’utilisation de réseaux fermés (c’est-à-dire pour
lesquels il est nécessaire de disposer de droits d’entrées) s’apparente-t-elle
à la constitution de zones refuge pour la guérilla 2.0. Il lui faut identifier
ces espaces (qui peuvent être des forums, des canaux de discussions fermés sur
certains réseaux sociaux ou encore des infrastructures propres au groupe), les
administrer, en surveiller l’évolution et se prémunir de toute infiltration par
les services adverses. Ce « contrôle de zone » numérique impose à la
guérilla de consacrer des ressources importantes à sa mise en œuvre. Ces
ressources sont essentielles car le maintien en condition d’une zone refuge
demeure essentiel pour envisager de porter le combat chez l’adversaire. Outre
cette zone, le terrain de l’insurrection se caractérise par une double
segmentation. Il y a d’une part la dichotomie terrains ouverts et terrains
fermés et d’autre part la prise en compte des trois couches du cyberespace pour
développer une manœuvre globale.
Couche physique
|
Couche logique
|
Couche sémantique
|
|
Terrain ouvert
|
Infrastructures ouvertes ;
Objets connectés non sécurisés ;
etc.
|
Logiciels libres ;
Outils gratuits ou mis à disposition ;
Protocoles de
communications ;
|
Sites Web ;
Réseaux sociaux non paramétrés ;
|
Terrain fermé
|
Terminaux chiffrés ;
systèmes industriels ;
|
Logiciels propriétaire ;
licences, certificats ;
|
Forums ;
« chats »
|
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire