Paru il y a quelques mois, voici
un ouvrage qui mérite d’être lu et relu par tous ceux qui s’intéressent à la
pensée stratégique, à l’évolution des rapports de force dans le monde et
singulièrement à la place de la France et de l’Europe.
Christian Malis, ancien élève de
l’Ecole normale supérieure, docteur en histoire et directeur d’études
stratégiques chez Thalès nous propose une lecture passionnante de la
redistribution des cartes entre grandes puissances depuis la fin de la guerre
froide. Il se livre à l’exercice complexe de la « prospective limitée »
en projetant son analyse à l’horizon 2030.
Le premier chapitre, « les
guerres à contre siècle » constate la prédominance du modèle militaire
américain depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’aux années 90 (la
première guerre du Golfe – 1991). Cette dernière étant l’exemple parfait du
« nouveau Blitzkrieg » technologique faisant éclater à la face du
monde l’extraordinaire supériorité de l’outil militaire US (fruit de la
doctrine dite RMA – Revolution in military affairs). Ce « crédit
stratégique » se doublait selon l’auteur d’un « crédit moral »
sans précédent. Depuis, un véritable « retournement » s’opère faisant
penser à un « chant du cygne ».
Ce Blitzkrieg "sauce barbecue"
s’appuie sur les concepts de champs de bataille numérisé, de frappes à haute
précision et à distance où la victoire s’obtient en quelques heures par un
écrasement total des capacités adverses. Progressivement, l’outil militaire US
puis otanien (et donc français) s’organise pour répondre à cette exigeante
forme de guerre éclair – s’enclanche alors le cercle de la diminution
progressive des effectifs au profit de systèmes plus performants s’appuyant sur
les progrès rapides dans le champ des nouvelles technologies. Puis un premier décalage s’opère
puisque le politique bascule preogressivement vers une stratégie de
« régime change », de gendarme universel cherchant à imposer la démocratie,
désignant les « Etats pariats »…
« C’est alors que s’ouvre
une béance entre la politique poursuivie et les moyens militaires disponibles,
autrement dit la stratégie. »(p.17)
La « surprise morale »
intervient avec les interventions en Iraq (2003) et Afghanistan (2001) puisque
là encore le modèle « guerre éclair » est pratiqué avec succès
(victoire militaire en quelques heures) mais l’adversaire change de nature et
se fait « insurgé » - « irrégulier ». Le monde découvre
alors que l’on n’impose pas la démocratie à coup de Tomahawk. Evidement, ce
changement s’opère alors que les moyens de communications (internet et réseaux
sociaux) contribuent à « égaliser » les forces en action et la
bataille se gagne ou se perd également dans le champ des perceptions (p.29).
De ce constat d’enlisement
américain doublé par une crise économique et financière mondiale (comme facteur
aggravant) l’auteur s’interroge sur la disparition probable de la guerre,
présentant les visions diamétralement opposées de Bruno Tertrais et de
l’anthropologue René Giraud, pour qui les violences que nous connaissons (hyperterrorisme,
Iraq, Afghanistan) ne sont que des précurseur de la « montée aux
extrêmes » clausewitzienne. C’est l’occasion d’une première assertion sur
« l’age nucléaire » et ses conséquences que l’auteur développera plus
longuement par la suite.
Finalement, aucun des arguments
en faveur de « la fin de la guerre » ne tient très longtemps car
« En réalité, le progrès moral de l’humanité est distinct du progrès matériel,
pour la raison que les choix moraux relèvent de la liberté et sont posés à
nouveau à chaque génération. » (p45). Ainsi, selon l’auteur, le
« triangle de la paix » (verrou nucléaire, aspiration des peuples au
développement et extension du droit et des architectures de prévention des
conflits) se fissure en ce début de XXIème siècle avec de nouvelles dynamique
d’hostilité et une violence « subguerrière » et « hors des
règles ». Christian Malis s’interroge alors sur les causes prévisibles des
futurs guerres et fustige ceux qui confondent tension et affrontements. Ainsi,
si les causes de tensions sont nombreuses (ressources en eau par exemple) peu
de facteurs peuvent véritablement dégénérer en guerre ouverte notamment par
déficit de « polarisation stratégique » P.53.
L’auteur propose alors une
méthode pour penser une projection à l’horizon 2030 : d’abord une analyse
géopolitique de la mondialisation pour faire ressortir trois sources
potentielles de tensions stratégiques :
La
domination régionale ;
Le
contrôle des ressources ;
La
rivalité des identités.
Le chapitre 3, sur les
perspectives stratégiques 2030, s’ouvre sur une très intéressante analyse des
cycles militaires depuis 1990. Le
premier 1990- 2008 est dit « cycle de transformation » avec son point
culminant en 2001, puis vient le cycle des « petites guerres » entre
2003 et 2014 s’ouvre enfin le cycle des oppositions dans les grands espaces.
Ainsi, les grands espaces devraient devenir le lieu privilégié de la
confrontation, en premier lieu l’espace maritime (avec les premiers signes de
tension en mer de Chine). Vient ensuite le cyberespace,
propice à l’action clandestine et où la confrontation ouverte est difficile
(p.56). L’analyse des budgets militaires éclaire la redistribution stratégique
en cours et souligne l’arrivée de plusieurs pays émergents au détriment de
puissances européennes. L’inde, et l’Arabie saoudite ont dépassé l’Italie
(P.79) talonnée par le Brésil et la Corée du Sud, alors que l’Espagne a quitté
le classement… La décroissance de l’Europe s’accélère et la crise économique de
2008 ne fait qu’amplifier le mouvement. Les Etats-Unis malgré des réduction
conservent un leadership incontesté sur de nombreux théâtres (Atlantique, Océan
indien, Extrême Orient) et les efforts actuels de la Chine pour se doter d’une
puissance navale reconnue ne devrait pas pouvoir contester cette position avant
deux ou trois décennies (p.81).
Après avoir dressé ce tableau,
l’auteur souligne la place toujours centrale de la dissuasion nucléaire avant
d’analyser les « nouveaux acteurs de la guerre » et les
« nouvelles frontières du combat ». C’est ici qu’apparaissent les
réflexions sur l’avènement du cyberespace et le poids de
« l’informatisation » dans la conduite des affrontements. Si
« chaque guerre concrète présente une singularité totale », les
conflits modernes opposent de nombreuses formes diverses d’acteurs :
soldats professionnels, soldats privés, robots, enfants-soldats, civils en
armes…
La place croissante de la machine
dans l’outils militaire soulève de nombreux paradoxes, la réduction du nombre
de plateformes (avions, drones, chars…) s’accompagne d’un besoin croissant de
préserver un « effet de masse » pour garantir l’atteintes de
résultats sur un nombre croissant de théâtre d’opérations. L’auteur nous
rappelle que la guerre des robots est déjà une réalité mais que « même
intégralement robotisée, la pointe combattante d’une armée demeurera des
hommes. » (p130). Au-delà du robot, le retour du mercenaire ou soldat
privé dans les conflits semble clore une période ou les armées de masses se
réservaient l’exclusivité de « la guerre ». Devenue une véritable
industrie, le marché du « soldat privé » représente près de 20% du
marché militaire mondial « institutionnel » (p.135). Enfin, l’auteur
évoque la figure du « cyberguerrier » comme un acteur émergent du
conflit moderne. De façon assez classique l’auteur propose deux critères pour
établir une typologie des acteurs du cyberespace : l’intention politique
hostile et la relation à l’Etat. Constatant l’investissement croissant des
Etats dans le « cyber », Christian Malis rappelle toutefois qu’il
faut prendre garde à « l’effet d’optique, car on a regroupé sous le label
« cyber » des fonctions préexistantes, relevant des transmissions, de
la guerre électronique et de la sécurité des systèmes d’information. ».
Analysant l’utilisation offensive des armes numériques, l’auteur rejoint notre
analyse et emprunte en tête de chapitre la formule de la quatrième de
couverture de cybertatctique :
« La cyberguerre n’aura pas lieu mais il n’y aura plus de guerre sans
cyber ».
Après l’analyse en profondeur des
mécanismes, acteurs et contextes stratégique, l’auteur engage un véritable
plaidoyer pour que nos choix stratégiques demeurent cohérents et ne soient pas
« le résultat contraint d’un affaiblissement ». Illustrant au passage
les risques d’une « technostratégie » qui oublierait les deux cycles
temporels de la stratégie (cycle long : préparation des futurs outils –
cycle court de supériorité opérationnelle), Christian Malis nous rappelle la
formule de Norman Augustine fustigeant le modèle occidental fondé sur la
rupture technologique permanente (« Quand nous auront le meilleur avion
de combat du monde et qu’il n’y en aura qu’un (en raison de son coût)»)…
Mais dépassant le constat,
l’ouvrage apporte véritablement un souffle nouveau à la réflexion en proposant
des axes de sortie :
- Sortir
de la spécialisation professionnelles des forces armées et du maximalisme
technologique ;
- Réduire
les coûts en concentrant les investissements de recherche sur kes capacités
jugées les plus critiques et les plus souveraines ;
- Repenser
et reconstruire notre système économico-stratégique de défense et de sécurité
(p.201) et aller vers des formes de travail intégré (industrie – armées) pour
faire évouer les matériels en fonction du retour d’expérience.
Je ne développerai pas plus avant
les solutions ébauchées par l’auteur, la conclusion de l’ouvrage fixe un cap et
ouvre vers de nombreux segments encore inexplorés. Véritable « stimulateur »
de pensée, cet ouvrage est à n’en pas douter un classique du genre. Il mérite
sa place au rang des « fondamentaux » de la pensée stratégique.
Voir également les recenssions de Michel Goya ici , de Frédéric Charillon ici, ou encore Philippe Chapleau ici.
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