dimanche 30 novembre 2014

[Lecture] A découvrir, l'excellent : Guerre et Stratégie au XXIe siècle.


Paru il y a quelques mois, voici un ouvrage qui mérite d’être lu et relu par tous ceux qui s’intéressent à la pensée stratégique, à l’évolution des rapports de force dans le monde et singulièrement à la place de la France et de l’Europe.

Christian Malis, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, docteur en histoire et directeur d’études stratégiques chez Thalès nous propose une lecture passionnante de la redistribution des cartes entre grandes puissances depuis la fin de la guerre froide. Il se livre à l’exercice complexe de la « prospective limitée » en projetant son analyse à l’horizon 2030.  




Le premier chapitre, « les guerres à contre siècle » constate la prédominance du modèle militaire américain depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’aux années 90 (la première guerre du Golfe – 1991). Cette dernière étant l’exemple parfait du « nouveau Blitzkrieg » technologique faisant éclater à la face du monde l’extraordinaire supériorité de l’outil militaire US (fruit de la doctrine dite RMA – Revolution in military affairs). Ce « crédit stratégique » se doublait selon l’auteur d’un « crédit moral » sans précédent. Depuis, un véritable « retournement » s’opère faisant penser à un « chant du cygne ». 

Ce Blitzkrieg "sauce barbecue" s’appuie sur les concepts de champs de bataille numérisé, de frappes à haute précision et à distance où la victoire s’obtient en quelques heures par un écrasement total des capacités adverses. Progressivement, l’outil militaire US puis otanien (et donc français) s’organise pour répondre à cette exigeante forme de guerre éclair – s’enclanche alors le cercle de la diminution progressive des effectifs au profit de systèmes plus performants s’appuyant sur les progrès rapides dans le champ des nouvelles technologies.  Puis un premier décalage s’opère puisque le politique bascule preogressivement vers une stratégie de « régime change », de gendarme universel cherchant à imposer la démocratie, désignant les « Etats pariats »… 

« C’est alors que s’ouvre une béance entre la politique poursuivie et les moyens militaires disponibles, autrement dit la stratégie. »(p.17)

La « surprise morale » intervient avec les interventions en Iraq (2003) et Afghanistan (2001) puisque là encore le modèle « guerre éclair » est pratiqué avec succès (victoire militaire en quelques heures) mais l’adversaire change de nature et se fait « insurgé » - « irrégulier ». Le monde découvre alors que l’on n’impose pas la démocratie à coup de Tomahawk. Evidement, ce changement s’opère alors que les moyens de communications (internet et réseaux sociaux) contribuent à « égaliser » les forces en action et la bataille se gagne ou se perd également dans le champ des perceptions (p.29).
De ce constat d’enlisement américain doublé par une crise économique et financière mondiale (comme facteur aggravant) l’auteur s’interroge sur la disparition probable de la guerre, présentant les visions diamétralement opposées de Bruno Tertrais et de l’anthropologue René Giraud, pour qui les violences que nous connaissons (hyperterrorisme, Iraq, Afghanistan) ne sont que des précurseur de la « montée aux extrêmes » clausewitzienne. C’est l’occasion d’une première assertion sur « l’age nucléaire » et ses conséquences que l’auteur développera plus longuement par la suite.
Finalement, aucun des arguments en faveur de « la fin de la guerre » ne tient très longtemps car « En réalité, le progrès moral de l’humanité est distinct du progrès matériel, pour la raison que les choix moraux relèvent de la liberté et sont posés à nouveau à chaque génération. » (p45). Ainsi, selon l’auteur, le « triangle de la paix » (verrou nucléaire, aspiration des peuples au développement et extension du droit et des architectures de prévention des conflits) se fissure en ce début de XXIème siècle avec de nouvelles dynamique d’hostilité et une violence « subguerrière » et « hors des règles ». Christian Malis s’interroge alors sur les causes prévisibles des futurs guerres et fustige ceux qui confondent tension et affrontements. Ainsi, si les causes de tensions sont nombreuses (ressources en eau par exemple) peu de facteurs peuvent véritablement dégénérer en guerre ouverte notamment par déficit de « polarisation stratégique » P.53.

L’auteur propose alors une méthode pour penser une projection à l’horizon 2030 : d’abord une analyse géopolitique de la mondialisation pour faire ressortir trois sources potentielles de tensions stratégiques :
La domination régionale ;
Le contrôle des ressources ;
La rivalité des identités.

Le chapitre 3, sur les perspectives stratégiques 2030, s’ouvre sur une très intéressante analyse des cycles militaires depuis 1990.  Le premier 1990- 2008 est dit « cycle de transformation » avec son point culminant en 2001, puis vient le cycle des « petites guerres » entre 2003 et 2014 s’ouvre enfin le cycle des oppositions dans les grands espaces. Ainsi, les grands espaces devraient devenir le lieu privilégié de la confrontation, en premier lieu l’espace maritime (avec les premiers signes de tension en mer de Chine). Vient ensuite le cyberespace, propice à l’action clandestine et où la confrontation ouverte est difficile (p.56). L’analyse des budgets militaires éclaire la redistribution stratégique en cours et souligne l’arrivée de plusieurs pays émergents au détriment de puissances européennes. L’inde, et l’Arabie saoudite ont dépassé l’Italie (P.79) talonnée par le Brésil et la Corée du Sud, alors que l’Espagne a quitté le classement… La décroissance de l’Europe s’accélère et la crise économique de 2008 ne fait qu’amplifier le mouvement. Les Etats-Unis malgré des réduction conservent un leadership incontesté sur de nombreux théâtres (Atlantique, Océan indien, Extrême Orient) et les efforts actuels de la Chine pour se doter d’une puissance navale reconnue ne devrait pas pouvoir contester cette position avant deux ou trois décennies (p.81).

Après avoir dressé ce tableau, l’auteur souligne la place toujours centrale de la dissuasion nucléaire avant d’analyser les « nouveaux acteurs de la guerre » et les « nouvelles frontières du combat ». C’est ici qu’apparaissent les réflexions sur l’avènement du cyberespace et le poids de « l’informatisation » dans la conduite des affrontements. Si « chaque guerre concrète présente une singularité totale », les conflits modernes opposent de nombreuses formes diverses d’acteurs : soldats professionnels, soldats privés, robots, enfants-soldats, civils en armes…

La place croissante de la machine dans l’outils militaire soulève de nombreux paradoxes, la réduction du nombre de plateformes (avions, drones, chars…) s’accompagne d’un besoin croissant de préserver un « effet de masse » pour garantir l’atteintes de résultats sur un nombre croissant de théâtre d’opérations. L’auteur nous rappelle que la guerre des robots est déjà une réalité mais que « même intégralement robotisée, la pointe combattante d’une armée demeurera des hommes. » (p130). Au-delà du robot, le retour du mercenaire ou soldat privé dans les conflits semble clore une période ou les armées de masses se réservaient l’exclusivité de « la guerre ». Devenue une véritable industrie, le marché du « soldat privé » représente près de 20% du marché militaire mondial « institutionnel » (p.135). Enfin, l’auteur évoque la figure du « cyberguerrier » comme un acteur émergent du conflit moderne. De façon assez classique l’auteur propose deux critères pour établir une typologie des acteurs du cyberespace : l’intention politique hostile et la relation à l’Etat. Constatant l’investissement croissant des Etats dans le « cyber », Christian Malis rappelle toutefois qu’il faut prendre garde à « l’effet d’optique, car on a regroupé sous le label « cyber » des fonctions préexistantes, relevant des transmissions, de la guerre électronique et de la sécurité des systèmes d’information. ». Analysant l’utilisation offensive des armes numériques, l’auteur rejoint notre analyse et emprunte en tête de chapitre la formule de la quatrième de couverture de cybertatctique : « La cyberguerre n’aura pas lieu mais il n’y aura plus de guerre sans cyber ».

Après l’analyse en profondeur des mécanismes, acteurs et contextes stratégique, l’auteur engage un véritable plaidoyer pour que nos choix stratégiques demeurent cohérents et ne soient pas « le résultat contraint d’un affaiblissement ». Illustrant au passage les risques d’une « technostratégie » qui oublierait les deux cycles temporels de la stratégie (cycle long : préparation des futurs outils – cycle court de supériorité opérationnelle), Christian Malis nous rappelle la formule de Norman Augustine fustigeant le modèle occidental fondé sur la rupture technologique permanente («  Quand nous auront le meilleur avion de combat du monde et qu’il n’y en aura qu’un (en raison de son coût)»)…

Mais dépassant le constat, l’ouvrage apporte véritablement un souffle nouveau à la réflexion en proposant des axes de sortie :
-       Sortir de la spécialisation professionnelles des forces armées et du maximalisme technologique ;
-       Réduire les coûts en concentrant les investissements de recherche sur kes capacités jugées les plus critiques et les plus souveraines ;
-       Repenser et reconstruire notre système économico-stratégique de défense et de sécurité (p.201) et aller vers des formes de travail intégré (industrie – armées) pour faire évouer les matériels en fonction du retour d’expérience.

Je ne développerai pas plus avant les solutions ébauchées par l’auteur, la conclusion de l’ouvrage fixe un cap et ouvre vers de nombreux segments encore inexplorés. Véritable « stimulateur » de pensée, cet ouvrage est à n’en pas douter un classique du genre. Il mérite sa place au rang des « fondamentaux » de la pensée stratégique.

Voir également les recenssions de Michel Goya ici , de Frédéric Charillon ici, ou encore Philippe Chapleau ici.

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