dimanche 9 juillet 2017

Cyberespace : « Le champ de bataille est partout »


A l’ère pré-numérique, le lieu du combat demeurait relativement codifié et encadré. Le champ de bataille, en est l’illustration pendant plusieurs siècles et il faut attendre la révolution industrielle et l’apparition d’armes à capacité létales accrues et dont la portée pouvait dépasser l’horizon visible pour que la dilatation du champ de bataille atteigne son paroxysme. En devenant « totale », la guerre est également « mondiale ». Mais cet élargissement n’est pas exclusivement la conséquence de l’amélioration technique des armements utilisés, sans quoi le guérillero en serait exclu, c’est la nature même des causes et des buts de guerre qui provoque cette expansion. Lorsque l’on combat une « idéologie », le monde devient alors un champ de bataille. L’insurgé ne cherche pas à dominer physiquement un espace, ni même à l’occuper (du moins dans les premières phases de développement du mouvement) son combat ne le conduit pas à viser un territoire ou un lieu en particulier. D’essence offensive au niveau tactique, le combat de l’insurrection ne connait aucunes limites géographiques, il cherchera à frapper son adversaire et ses intérêts partout où il peut les atteindre. Dans un élan prophétique, Qia Liang et Wang Xiangsui anticipaient déjà l’effacement des démarcations entre les espaces de combat conventionnels et les espaces « techniques » (donc ce que l’on comprend aujourd’hui par cyberespace). 



« L’humanité confère à tout espace le sens d’un champ de bataille. Il suffit que sur tel espace on dispose de la capacité de lancer telle attaque avec tels moyens pour que le champ de bataille soit partout[1]. » 

Le combat de guérilla a toujours intégré cet effacement des limites physiques, le guérillero 2.0 doit aujourd’hui lui ajouter les spécificités des terrains numériques et plus encore les possibilités d’interactions et de chevauchement entre espaces conventionnels et techniques. Pour autant, l’éclatement des limites antérieures des terrains d’affrontement, la dissolution de certaines frontières ne signifie pas une uniformisation des lieux d’action. 
S’il n’a pas de frontières, le terrain sur lequel le combat de l’insurrection se déroule demeure fragmenté et tout développement tactique devra en tenir compte.

La segmentation des terrains numériques


Que l’on se place du côté de l’insurgé ou de celui qui le combat, la segmentation des terrains de l’affrontement est une constante historique. Le rapport au terrain et pour le guérillero 2.0 peut ainsi être schématisé en fonction du combat qu’il souhaite conduire. Il aura, dans le cyberespace, à opérer dans des espaces très fragmentés et totalement distincts. Il sera « ouvert » et marqué par la prédominance des réseaux sociaux s’il veut conduire des opérations d’information ou  « fermés » et s’apparenteront alors à des systèmes d’exploitation, des réseaux métier, des bases de données, s’il souhaite conduire des attaques informatiques ciblées (destructrices ou de renseignement).


Caractéristique des terrains ouverts :

Dans ce que l’on désigne par l’espace informationnel, les réseaux sociaux occupent aujourd’hui une place centrale et en font un véritable terrain d’affrontement pour la guérilla 2.0. Quels sont alors les spécificités de ce milieu qui doivent être pris en compte dans la tactique de l’insurgé ?

La principale caractéristique à retenir sur le plan opérationnel demeure l’extrême volatilité du milieu. On ne peut considérer la structuration actuelle des réseaux sociaux comme un fait immuable ni même l’usage qui en fait. Le rythme avec lequel s’opère la création, l’évolution, la disparition des plateformes constitutives de ce que l’on appelle les « réseaux sociaux » a atteint un rythme qu’il est difficile à mettre en balance avec les évolutions techniques antérieures. Le guérillero numérique doit en avoir conscience avant de vouloir porter son combat dans cet espace. Il lui faudra répondre à une série de questions dont a minima :

·      Quelle plateforme est la plus pertinente pour atteindre mon objectif, mon audience ou ma cible ?

·      Quel est le meilleur moyen d’engager  mon audience ? (produit, fréquence de diffusion, visuels) ;

·      Y-a-t-il des plateformes de repli, des zones protégées ? (qui doivent donc être intégrées à la planification) ;

·      Qui régule la plateforme ?

·      Quel risque y-a-t-il à y opérer ?

Répondre à ces questions impose de comprendre l’évolution du « terrain » et donc son histoire. A défaut de pouvoir prédire les développements ultérieurs, un bref retour en arrière permet de dégager les grandes tendances qui façonnent actuellement le monde des réseaux sociaux. La courte histoire qu’il nous faut explorer trouve son origine bien avant l’émergence du WEB au début des années 80 avec l’apparition des premiers forums (USENET ou BSS-Bulletin Board Systems) dont le but principal était de relier des individus autours de sujets d’intérêt communs. Il est alors question de regrouper des communautés au sein desquelles on partage points de vue, opinions, passions et expériences. Dans une deuxième phase de développement il a été question de regrouper des individus qui se connaissaient au paravent. Le réseau social réel trouvait un prolongement numérique. Naturellement la communauté s’élargit progressivement et la notion « d’ami » englobe celle de la « connaissance » voire « l’inconnu avec qui j’ai au moins quelque chose en commun ». Ce plus petit dénominateur commun c’est en premier lieu l’école, Classmates.com puis SixDegrees.com (premier réseau social à dépasser le million de membre en 2002) et enfin Facebook (2006) sont issus de ce mouvement. S’il était initialement question de créer des communautés, de favoriser les échanges et les liens, le terrain spécifique des réseaux sociaux est aujourd’hui façonné par d’autres forces. Avec plus de 2 milliards d’utilisateurs dans le monde (soit près de 70% des usagers d’internet) les réseaux sociaux représentent un formidable marché et la tendance à la « monétisation » du partage favorise une concurrence féroce pour l’accès publicitaire sur les différentes plateformes. Ainsi, le nombre d’entreprises payant des publicités sur Facebook aurait augmenté de 120% en 2016[2]. La publicité sur les réseaux sociaux générerait ainsi plus de 27 milliards de dollars et son potentiel de croissance est estimé à 12% par an.

L’argent est donc le premier facteur d’évolution du terrain numérique dans lequel le guérillero 2.0 devra évoluer. Si et aspect peut éloigner les plus idéalistes, il constitue parallèlement une formidable opportunité pour le groupe. Ainsi, les capacités de ciblage développées par les acteurs du marché pour placer les produits au sein des communautés les plus enclines à y succomber peuvent être aisément utilisées par l’insurrection pour atteindre l’opinion publique et rallier le soutien de groupes déjà fortement liés entre eux par d’autres solidarités. Le guérillero pourra également trouver des sources de financements dans cette nouvelle forme « d’économie du clic ».

Le deuxième facteur d’évolution du terrain numérique est sans conteste lié à la diffusion mondiale des pratiques et des plateformes. A l’exception de quelques réseaux au développement limité géographiquement (ou dans une zone linguistique particulière), les leaders du marché ont opéré une percée sur tous les continents. Cet étalement des réseaux sociaux modifie profondément les pratiques et les attentes. Les réseaux sociaux n’ont plus pour objectif d’échanger avec une communauté limitée à des « amis » ou des groupes d’intérêt. Ils sont devenus des moteurs de recherche, des assistants personnels, des lieux où l’on s’informe (avec les risques que cela suppose d’être abusé et manipulé), etc. Plus aucune région du monde n’échappe aujourd’hui à cet usage et l’apparition de plateforme à diffusion large (notamment d’images et de vidéos) tend à concentrer les utilisateurs faisant ainsi craindre qu’à moyen terme, tous les réseaux sociaux appartiennent à un nombre restreint de très grands groupes.

Enfin, si le « terrain de l’insurrection » évolue rapidement offrant de nouvelles opportunités d’action, ce sont également les moyens matériels d’y accéder et d’y évoluer qui modifient les règles d’engagement pour l’insurrection. Dans les études classiques du combat insurrectionnel, la segmentation des terrains est souvent évoquée. Il existe alors des « bases arrières », des « zones refuge » et des liaisons entre les différentes zones d’évolution de l’insurrection. L’organisation de ces liaisons et le contrôle des zones refuge est alors une priorité pour l’organisation qui en dépend pour sa survie.

En matière de combat numérique, plusieurs lectures du terrain sont possibles suivant que l’on considère les aspects physiques, logiques ou cognitifs. Pour autant, les principes tactiques demeurent. Ainsi, la guérilla 2.0 devra s’astreindre à compartimenter son terrain d’opération et, suivant une logique en tout point identique à son alter ego des champs matériels, opèrera une distinction très claire entre les zones d’action et les zones refuge.

Ainsi, la pratique du chiffrement des échanges associée à l’utilisation de réseaux fermés (c’est-à-dire pour lesquels il est nécessaire de disposer de droits d’entrées) s’apparente-t-elle à la constitution de zones refuge pour la guérilla 2.0. Il lui faut identifier ces espaces (qui peuvent être des forums, des canaux de discussions fermés sur certains réseaux sociaux ou encore des infrastructures propres au groupe), les administrer, en surveiller l’évolution et se prémunir de toute infiltration par les services adverses. Ce « contrôle de zone » numérique impose à la guérilla de consacrer des ressources importantes à sa mise en œuvre. Ces ressources sont essentielles car le maintien en condition d’une zone refuge demeure essentiel pour envisager de porter le combat chez l’adversaire. Outre cette zone, le terrain de l’insurrection se caractérise par une double segmentation. Il y a d’une part la dichotomie terrains ouverts et terrains fermés et d’autre part la prise en compte des trois couches du cyberespace pour développer une manœuvre globale.


Couche physique
Couche logique
Couche sémantique
Terrain ouvert
Infrastructures ouvertes ;
Objets connectés non sécurisés ; etc.
Logiciels libres ;
Outils gratuits ou mis à disposition ;
Protocoles de communications ;
Sites Web ;
Réseaux sociaux non paramétrés ;

Terrain fermé
Terminaux chiffrés ;
systèmes industriels ;
Logiciels propriétaire ;
 licences, certificats ;
Forums ;
« chats »









[1] Qia Liang, Wang Xiangsui, La guerre hors limites, Rivages Poche, Petite bibliothèque, Payot, 1999.


[2] Chiffre avancé par la compagnie Socialbakers qui analyse les tendances sur les réseaux sociaux. https://contently.com/strategist/2016/08/17/publishers-brands-creating-dozens-facebook-pages/


[3] Manuel de Contre insurrection EMP 20-123

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